LE DRAGON D'OR - NOF, Nouvel Opéra Fribourg

 La cuisine, quel endroit fascinant! Avez-vous déjà réalisé que c'est la pièce de la maison où se prennent les grandes décisions, où se tiennent les débats les plus passionnés, où les idées se confrontent, les inquiétudes se partagent, où les grandes annonces se font? Rien d'étonnant alors que le point de convergence de toutes les histoires individuelles dont est constitué LE DRAGON D'OR soit une cuisine, celle d'un restaurant sino-thaï-viétnamien, situé dans les caves d'un immeuble. A l'abri des regards, une micro-société s'active. Invisible, mais indispensable élément porteur de l'immeuble où chacun-e a ses habitudes. Les plats valsent, de "moyennement épicé" à "très épicé". Selon les goûts et les préférences de chacun-e, les plats traditionnels s'adaptent à nos goûts occidentaux.

crédit: Magali Dougados

Nous vivons une époque formidable, pourrait-on dire avec une pointe de cynisme de circonstance. Alors qu'un jeune immigré souffre d'une rage de dent et que toute la famille qui l'emploie dans ce restaurant s'attèle à trouver une solution pour le soulager sans passer par la case "dentiste" que son statut de clandestin rend impossible, des histoires parallèles se tissent. Deux hôtesses de l'air qui, après dix-huit heures de vol n'ont plus rien à se dire, passent commande. Les bouches sont muettes, mais les ventres crient famine. Un grand-père partage ses réflexions sur le temps qui file avec sa petite-fille. Une grossesse non-désirée sépare un couple. Les frustrations sexuelles et l'exploitation humaine figurées par une anthropomorphisation de la Fable de la Cigale et de la Fourmi. La cigale étant une prostituée violée jusqu'à la mort et jetée "après usage", considérée comme cassée. La fourmi, son proxénète. La misère humaine nous explose au visage. 

crédit: Magali Dougados

Si le livret de Roland Schimmelpfennig est plus épuré que sa pièce de théâtre initiale, il n'en est pas moins percutant. Cruelle dénonciation de l'indifférence de l'Occident consumériste, focalisé sur le profit, le confort d'avoir son ventre bien rempli et ses vésicules séminales régulièrement vidées. Sordide et cruel. Schimmelpfennig y insert du burlesque et du grotesque, comme pour mieux faire passer la dent, mais la molaire reste coincée dans nos gorges serrées par ce miroir intransigeant qui nous est tendu.

La musique de Péter Eötvös est complexe. Le compositeur hongrois nous rassure dès les premières mesures, figurant grâce à l'utilisation de nombreux instruments de percussion des bruits qui nous sont familiers - des bruits de cuisine, de fouets dans les bols, de woks bouillonnants - installant ainsi une forme de confiance en une partition que certaines oreilles, moins aguerries, pourraient ne pas comprendre. Il nous prend par la main et nous guide à travers ces histoires humaines en nous offrant, grâce à ses notes, des plages d'introspection nécessaires à la compréhension de ce que nous nous prenons en pleine figure. Au fur et à mesure que le théâtre musical progresse, la musique devient plus lisible. Sont-ce nos oreilles qui se sont adaptées, voire résignées, comme pourraient l'être nos esprits qui, face à une telle misère humaine se sentent impuissants? A chacun-e de trouver les réponses à ces questions. 

crédit: Magali Dougados

Cinq solistes, dix-huit rôles, une vingtaine de saynètes. Une vraie performance. Les solistes sont toutes et tous remarquables. Entre théâtre parlé, scènes chantées, danse et pantomime, les corps sont soumis à rude épreuve. Pas de répit. C'est époustouflant. Aucun faux-pas. Toutes et tous sublimé-es par une mise en scène brillante et épurée, et une scénographie où le plateau se confond avec les coulisses, comme pour nous signifier que tout ce que nous voyons est faux... Une mise en scène sous forme de Baume du Tigre pour soulager de manière préventive les courbatures qu'un trop-plein de réalisme pourrait engendrer. 

Un conte cruel qui oscille entre absurdité et banalité d'une réalité sur laquelle nous fermons trop souvent les yeux, et qui nous met face à une humanité bien trop souvent égarée dans les méandres d'une société individualiste.

Stéphanie Tschopp


Direction musicale Gabriella Teychenné
Mise en scène Julien Chavaz
Costumes Severine Besson
Maquillages, perruques Julia Kreuziger
Lumières Eloi Gianinni
Mouvement Kiyan Khoshoie

Soprano Sarah Defrise
Mezzo-soprano Julia Deit-Ferrand
Ténor I Alexander Sprague
Ténor II Timur
Baryton Henry Neill

Avec l’Ensemble Contrechamps

Cheffe de Chant Hélène Favre-Bulle
Assistant à la mise en scène et régie de scène Valérie Tacheron

Fabrication des décors Ateliers de la Comédie de Genève

Une coproduction NOF – Nouvel Opéra Fribourg, Grand Théâtre de Genève, Comédie de Genève et Contrechamps Genève.


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