ARRÊTE TON CINÉMA !

Le cinéma, je l'aime depuis que je suis gamine. Je l’aimais avant même d’avoir vu des films. En feuilletant les carnets remplis de photos de stars des années 30 et 40, soigneusement collectionnées par ma grand-mère. Ces carnets étaient mes livres de contes. Je me racontais des histoires avec ces dames si parfaitement maquillées, ces messieurs si soigneusement vêtus, aux regards de tombeurs. Mes princes charmants avaient de l’allure ! Le regard de Clark Gable, la moustache d’Errol Flynn, la gravité d’Humphrey Bogart. Et quand je me déguisais, enfant, c’était pour ressembler à Rita Hayworth ou à Vivien Leigh, dont je jalousais les robes à froufrous de Scarlett O'Hara.

Mon arrière-grand-père, qui était propriétaire de cinéma, me parlait de l’époque où le parterre était occupé par les gens de la bourgeoisie et où les couples, légitimes ou illégitimes, se formaient au balcon, à l’abri des lumières de l’écran. Je buvais ses paroles. Il racontait avec tellement de détails que je pouvais presque sentir les odeurs qui vivaient dans le Cinéma Royal. Je l’ai connu jusqu’à mes douze ans. C’est à ce jour, une des personnes qui me manque le plus. Fondamentalement libre, un peu fou. Mais une jolie folie, douce et imaginative.
J’ai eu beaucoup de chance, mon papa était très cinéphile et m’a très rapidement fait découvrir des films qui n’étaient pas forcément de mon âge. Quelques fois en cachette de ma maman. C’était notre secret.
On se parlait souvent en dialogues de film, cela rendait fou le reste de la famille. Même dans le texte que j’ai écrit pour son enterrement, je n’ai pas pu faire autrement que de citer un dialogue issu de notre film préféré. Personne n’y a rien compris. Ce n’est pas grave. Lui, a entendu.
Je mange cinéma, dors cinéma, vis cinéma. Ma curiosité n’est jamais assouvie. Je ne connais de loin pas tout, et heureusement ! J’aime le cinéma en noir et blanc. Le vieux cinéma. Celui qui fait rêver, qui met momentanément la réalité entre parenthèses. C’est d’ailleurs pour fuir une certaine cruauté enfantine que je me suis réfugiée dans le cinéma, la lecture, la musique et le théâtre.
Je ne trouve pas la vie ennuyeuse, mais la banalité du quotidien me déçoit. Je m’attèle donc à mettre un peu de magie dans la vie de celles et ceux qui m’entourent. Cela ne fonctionne pas toujours. Certains n’apprécient pas forcément ma spontanéité. Et pourtant, je continue : je disperse des petits billets dans les poches de mes amis, j’écris des lettres, à la main - oui, oui - je danse et chante dans la rue. Je refais systématiquement la danse de Gene Kelly lorsqu’il pleut… J’attends presque les jours de mauvais temps.
J’aime imaginer que mon quotidien possède sa propre bande originale, mélange de toutes celles que je connais. J’ai souvent de la musique dans la tête, ou des milliers de citations de films. J’aime les distiller çà et là… J’aime moins devoir à chaque fois expliquer d’où ça vient. Alors j’en cite de moins en moins. Ça m’attriste.
Tant qu’on ne me prouvera pas le contraire, je sais qu’il existe quelque part, un homme qui me regardera comme Clark Gable regarde Vivien Leigh dans Autant en emporte le Vent, avec ce jeu de sourcils, souvent imité, jamais égalé. Cette ardeur. Ce désir. Je le sais, car je l’ai déjà vécu, que je serai encore embrassée comme Meryl Streep l’a été par Robert de Niro, ou avec la même kitscherie que Rudolf Valentino renversait ses partenaires. Quand j’en parle, on me rit au nez : « Arrête ton cinéma ! Tu rêves ! » Une fois de plus… Je m’en fiche.
Le cinéma, c’est mon univers. Ma passion. Quand je commence à en parler, on ne m’arrête plus. Il paraît que mes yeux pétillent, se remplissent de larmes même, à l’évocation de certains films, de certaines rencontres. Oui, je suis hypersensible. On pense parfois que je suis fragile d’ailleurs. Non, sensible et fragile, ce n’est pas la même chose.
J’ai été éduquée par Truffaut, Kubrick, Lynch, Hitchcock, Chaplin… J’ai beaucoup d’imagination et une vision de la vie et des rapports humains qui s’est construite avec leurs films. Je suis donc très indépendante, un peu rebelle, à l’image de mon idole, Orson Welles. Ma liberté est aussi importante que celle de mon compagnon. Je suis consciente aussi que ma liberté peut, de temps en temps, heurter un peu le bourgeois.
Je sais que je me brûle un peu les ailes parfois…mais je préfère vivre intensément plutôt qu’être engluée dans un schéma métro-boulot-dodo. Qui m’aime, me suive! Ce qui n’est pas toujours facile. Partir avec moi dans mes délires. Rêver avec moi. Ne pas toujours être terre à terre. Accepter que je puisse quelques fois être indécente en mentionnant avec passion les films de Robbe-Grillet dont l’attrait pour le sadomasochisme était de notoriété publique, ou que je m’enflamme en parlant de Portier de Nuit ou encore du dernier Tango à Paris. Je ne sacrifierai jamais mes idées sur l’autel des convenances. Je parle de tout, sans tabous.
De temps en temps, je rencontre des gens habités par la même folie douce. Même aptitude à danser dans une cafétéria de théâtre alors que la seule musique que l’on entend est celle que l’on se susurre à l’oreille.
Pour ces moments-là, rares, précieux, je ne changerai pas. Je continuerai à ne pas dormir suffisamment, à me lever aux aurores pour aller à des projections de vieux classiques, à me coucher tard parce que je suis allée au spectacle ou que j’ai écrit toute la nuit. Je n’arrêterai pas de faire référence à ces films lointains que peu de gens dans mon entourage connaissent, de citer des phrases cultes, sorties de leur contexte, juste parce que c’est l’instant idéal pour s’en souvenir.
Et tant pis si ma magie reste incomprise.

Stéphanie Tschopp

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