L'AUTRE

Un coup de foudre dans un parking. Une évidence. Tu es marié. Tu me le dis tout de suite. Nous décidons de ne plus nous revoir. Mais le week-end prolongé fait naître le manque. Nous ne connaissons pas encore le goût de nos bouches que déjà il nous semble addictif.

Nous nous voyons plusieurs fois par semaine. Allons dîner ensemble. Tu me tiens la main, même en public. Nous alignons les parenthèses enchantées. Les jeudis midi ressemblent à des samedis soirs. Nous dansons dans le salon. A côté de ton activité professionnelle prenante, tu prends enfin le temps de respirer, de t’asseoir dans un canapé et de gober les mouches. Tu as envie de reprendre la basse. Tu veux m’emmener à Montreux, écouter du jazz.
Nous sommes en novembre. Je ne sens ni le vent, ni la pluie, ni le froid. Je marche soutenue par mon amie en direction de l'église de ce bled paumé.
Ton dernier coup de fil date d’il y a dix jours. Ils ont changé une nouvelle fois le protocole : le dernier scanner montrait que les tumeurs ne réagissaient pas. Trois heures de téléphone, entrecoupées de pauses. Les nausées sont trop fortes et les médecins ont commencé à te donner de la morphine. Ce n’est pas bon signe. Tu me fais promettre de ne pas pleurer, de penser à moi, à ma vie de femme. Tu as un mauvais pressentiment. Tu veux passer le maximum de temps avec tes enfants.
Ton décès, c’est en lisant la presse locale que je le découvre. Je compose le numéro de mon amie. Je suis incapable de parler. Elle me dit qu’elle vient de voir l’avis mortuaire. Je m’effondre. Comment expliquer un tel chagrin ? Une telle douleur ? Si les gens savaient… Pour les plus compréhensifs, je ne serais que L’Autre. Pour les plus incisifs, une salope, une briseuse de ménage. Faut-il leur rappeler que pour ce genre de choses, il faut être deux ?
Je suis assise au fond de l’église, au milieu des collègues et des vagues connaissances. Pourtant, c’est mon homme qui est entre quatre planches, star malgré lui de cette mascarade. Athée, protestant sur le papier, c’est une liturgie catholique qui te ramène à la terre. Moi qui d’ordinaire ai le chagrin méditerranéen, je dois ravaler mes sanglots, étouffer ma colère. J’ai l’impression d’assister aux funérailles de quelqu’un qui m’est inconnu. J’ai envie de leur dire quels étaient tes rêves. La musique que tu écoutais. La façon dont tu me serrais contre toi. Tes marques d’attention. Tout l’amour que tu m’as donné. Mais je n’en ai pas le droit. Je suis L’Autre. Celle dont le nom ne figure pas sur la liste des personnes qui ont la profonde tristesse d’annoncer ta mort.
Ton épouse est au premier rang, stoïque. Tes enfants sont dévastés par la souffrance. Ils viennent de perdre leur innocence. Ils te ressemblent tellement et ils sont si jeunes. Toi aussi, tu es jeune. Quarante-trois ans, ce n’est pas un âge pour faire le grand voyage.
Pas un chant entonné par ce chœur de vieillards qui ne me donne des hauts-le-cœur. J’ai envie de frapper le curé à chaque prêchi-prêcha sur la vie après la mort et l’espérance de résurrection. Comment croire en un Dieu qui t’a enlevé à moi ? Je serre la main de mon amie avec tellement de force que je dois lui faire mal. Mais elle ne dit rien. Solide comme un roc.
Le cercueil est fermé. Le crabe a déformé ton beau visage et ce n’est pas le souvenir que l’on doit garder de toi. Je n’arrive pas à concevoir que ton corps si chaud, si tendre et enveloppant, soit à présent raide et froid.
J’avance dans l’allée centrale. Je ne te donne pas la bénédiction. Je ne crois pas en ces choses-là. Je me contente de poser ma main sur le bois. Je susurre un je t’aime. Ma gorge se noue, ma vision se floute. Je croise le regard de ta femme. Elle sait. Elle a toujours su.
Mon amie et moi quittons l’église rapidement. Je n’ai plus de jambes. Mes nerfs lâchent dans la voiture. Cela fait quatre jours que je n’ai pas dormi, que je n’ai pas mangé, que j’ai pleuré comme une sicilienne. Oui, je suis l’Autre… l’autre veuve. Je viens d’assister, impuissante et silencieuse, à l’enterrement de l’homme que j’aime.

Stéphanie Tschopp

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