DE LA POÉSIE...

Ils ont plus de 80 ans. Ils n’ont pas quitté leur appartement depuis maintenant sept semaines. Ils ont un petit peu anticipé la catastrophe. Ils sont «à risque» paraît-il, alors ils ne souhaitent pas tenter le diable...

Sept semaines à vivre dans leur bulle. Sept semaines qu’ils rédigent une liste de courses hebdomadaire à mon attention. Une liste précise, sur laquelle je devine aisément les menus de la semaine à venir. Une liste qui laisse aussi entrevoir la méticulosité avec laquelle les aliments sont choisis. Des légumes, quelques fruits, des pommes de terre, du Gruyère, du lait, des œufs, du café, des pâtes, du riz... une semaine sur deux de la viande ou du poisson. Ça coûte cher la viande et le poisson, mais c’est bon. Alors de temps en temps, c’est un petit luxe qu’ils s’offrent.
Chaque semaine, depuis sept semaines, je leur dépose leurs courses devant la porte. Je sonne. Je descends quelques marches et j’attends que la porte s’ouvre. Voir leurs visages. M’assurer qu’ils vont bien et qu’ils ne me disent de gros mensonges pour me rassurer, au téléphone, lorsqu’ils me dictent leur liste. Parfois, je glisse dans le cabas une petite surprise supplémentaire. Une douceur, des saucisses à rôtir, une bonne bouteille de vin ou un plat mijoté maison, avec tendresse, qu’ils n’ont plus qu’à réchauffer... «Mais ce n’était pas sur la liste!»... «Vous en êtes certaine? Il me semble l’avoir lu, en tout petit, écrit à l’encre sympathique...».
Elle est toute jolie et pomponnée. Je le lui dis. Un sourire se dessine sur son visage. Une petite gêne... puis cette phrase: « Ça fait plus de 60 ans que je cherche à le séduire tous les jours! » Clin d’œil complice entre femmes. Lui, il dort encore. La discussion se prolonge entre la cage d’escaliers et la porte d’entrée. Il faut savoir prendre le temps.
«Tout se passe bien?». Elle me répond que oui. Qu’ils en ont vu d’autres et que par chance, ils ont été bons jardiniers durant toutes leurs années de mariage et qu’aucune mauvaise herbe ne vient étouffer leur joli jardin. Jolie métaphore du couple. Un jardin... le cultiver, le désherber pour que l’amour, la tendresse puisse y pousser sans entraves. Mon arrière-grand-maman m’avait aussi fait une telle allusion une fois, quand j’étais enfant. Ça m’avait marquée. J’ai gardé ça précieusement dans un coin de mon esprit.
Elle me dit qu’ils ont leurs petites habitudes et leur petit coin à eux dans l’appartement. Chacun peut ainsi avoir un espace rien qu’à lui. «Ça évite qu’on s’embrouille! Je l’aime beaucoup... mais j’aime bien aussi avoir un peu ma paix.».
Lui fait des mots croisés et lit des romans historiques. «Stéphanie, vous seriez d’accord de passer au kiosque la prochaine fois pour acheter des livres de mots croisés? Je crois qu’il arrive au bout de son stock!»... évidemment que je m’arrêterai au kiosque. «Quand tout ça sera plus calme, j’aurai une surprise pour vous... mais pour ça, je dois pouvoir aller chercher de la laine, je n’en ai plus suffisamment pour terminer votre surprise... parti comme c’est, ma surprise risque bien d’être de saison!». Elle a les yeux d’une enfant qui a préparé un cadeau et qui, dans l’impatience et la fierté, a de la peine à taire cette «surprise»... je suis touchée. «Ne m’en dites pas plus!» Sourires...
Ils ont plus de 80 ans. Sept semaines qu’ils n’ont pas quitté leur appartement. Avant, ils se promenaient main dans la main en ville, comme deux ados. Se soutenant, s’accompagnant, avec tendresse et affection. Sept semaines que je livre les courses à ce beau poème sur pattes. Autant de poésie ne doit pas disparaître dans un toussotement...

Stéphanie Tschopp

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