CHLOÉ

 Je m’appelle Chloé. J’ai 37 ans. Le serveur me demande ce que je veux boire. Je ne sais pas quoi lui répondre. Tu as décidé pendant cinq ans de ce que je devais boire. Toujours un renversé.

J’ai 32 ans. Je fais ta connaissance chez des amis communs. Tu as du charme. Tu es galant et prévenant. Nous échangeons nos numéros de téléphone. Tu me rappelles le lendemain pour m’inviter à prendre un verre. Rapidement, nous tombons amoureux.
Les premiers mois sont magiques. De petites soirées en amoureux en jolis week-ends improvisés, nous vivons notre amour sereinement. La bonne humeur est omniprésente. Tu es plein de gentilles attentions.
Tu es un peu jaloux lorsque certains hommes me regardent avec envie. Ça me fait doucement sourire. J’arrive à désamorcer les crises facilement. Je n’aime que toi. Tu le sais.
Nous visitons plusieurs appartements. Finalement, nous nous installons. Baptisons chaque pièce à notre façon. C’est le bonheur. La lune de miel.
Un soir, tout bascule. Tes œufs au plat ne sont pas assez cuits à ton goût. D’un revers de main tu envoies valser l’assiette. Je ne suis bonne à rien. Je n’ai jamais su cuisiner. Je dois refaire tes œufs. Tu demandes pardon. Tu es fatigué, stressé. Ton travail te demande beaucoup. Je te réconforte. C'est oublié.
Tu as tes humeurs. Plusieurs fois par semaine. Ma garde-robe ne te convient plus. Trop sexy quand je pars travailler. Pas assez lorsque je suis avec toi. Je te fais remarquer que mes collègues s’interrogent sur mes absences répétées. Tu me réponds de démissionner. Ce job ne me correspond pas de toute façon.
Les journées sont longues sans travail. Tu ne veux pas que je sorte pour voir mes amis. Je mérite mieux que cette bande d’imbéciles. Ils ne m’aiment pas comme tu m’aimes. Pourtant tu les appréciais mes amis. Au début. Petit à petit, tu creuses le fossé qui me sépare d’eux.
Tu m’as appris à mentir. A dissimuler. Ces pulls à longues manches que je porte en été. Ces coins de portes que je me prends par inadvertance. Je suis maladroite sous la douche aussi. Une pierre dans le désert et elle est pour moi. Tu demandes pardon à chaque fois. J’accepte tes excuses et tes promesses de ne pas recommencer. Encore et encore.
J’ai de plus en plus peur. Peur du bruit des voitures qui roulent trop vite. Je sursaute lorsque quelqu’un parle un peu trop fort dans la rue. Je longe les murs. Surtout ne me posez pas de questions. Je n’ai pas de réponses aujourd’hui. Tous mes muscles me font mal à force de serrer les poings, de crisper la mâchoire.
Mes nuits sont infernales. Tu me baises. Tu dis me faire l’amour, mais tu me baises. Tel un marteau-piqueur sur l’asphalte, tu me pilonnes, me réduis en miettes. Avant de te retourner pour t’endormir, tu m’envoies sous la douche. Je suis sale selon toi. L’eau chaude me brûle la peau. Et cette odeur, la tienne, que je n’arrive pas à faire disparaître. J’ai envie de vomir. Je préfère rester éveillée plutôt que de me coucher à tes côtés. Mais en pleine nuit, alors que je me suis assoupie sur le canapé du salon, tu me ramènes par les cheveux jusqu’au lit. C’est ma place.
Je suis moche. C’est pour faire honte à tes potes. Tu en es certain, je le fais exprès. Tu m’ordonnes de me maquiller. Je m’exécute. Tu me trouves vulgaire. Tu es en colère. Mais mieux vaut ça que venir sans fards.
Je ne parle presque plus. Je n’ai plus d’opinion. Je te suis. J’acquiesce à tout ce que tu dis. Ai-je le choix ? Combien de fois ai-je voulu fuir ? Partir. Tout de suite. N’importe où. Loin de toi. Je n’en ai pas eu le courage.
Je suis enceinte. Tu mets en doute ta paternité. Je ne suis qu’une trainée de toute manière. Tu es certain que je reçois de « la visite », que je ne te suis pas fidèle. Que je me paie du bon temps en ton absence. Tes pieds s’acharnent sur mon ventre. Tes mains sur mon visage, mon cou. Je me débats. Je suis enceinte, bon dieu ! Tu me laisses sur le sol. Le visage et le corps meurtris. Le lendemain matin, j’ai du sang dans ma culotte. Il faut que je consulte ma gynécologue. Tu refuses. Cet enfant tu n’en voulais pas. Il paraît que je pleure. Je ne m’en rends plus compte. Je dois arrêter : on dirait une gamine.
Le téléphone sonne, c’est maman. Elle s’inquiète de ne plus avoir de nouvelles. Comment vas-tu ma chérie ? Très bien ! Au combiné, je ne suis pas obligée de sourire. J’avale ces mots avec quelques gorgées d’eau pour mieux les digérer.
Je suis fatiguée. Tu ne m’as pas laissée dormir, une fois de plus. Je ne me reconnais pas dans le miroir. Mes joues sont creusées. Mes yeux ensevelis sous des ombres noires, violettes, jaunes. Tu m’embrasses avant de partir acheter des cigarettes. Je tourne la tête. Tu me saisis violemment le menton et enfonce ta langue dans ma bouche. C’est la dernière fois. Je ne serai plus là à ton retour.
Je m’appelle Chloé. J’ai 37 ans. Ce matin, je t’ai quitté. Je n’aime pas les renversés. Je prendrai un thé menthe. C’est un début.

Stéphanie Tschopp

Commentaires

Articles les plus consultés