LA VIEILLE
« Jeune homme ! Un café avec deux crèmes et deux sucres. Et n’oubliez pas mon verre d’eau ! » Tous les jours, c’est le même rituel. La Vieille a ses habitudes dans ce café du centre-ville. Elle rouspète. Houspille le sommelier. Rien de va jamais assez vite. Alors qu’elle a enfin tout son temps, il semble que l’aiguille des secondes de sa montre fait autant de bruit que les battants d’un morbier neuchâtelois. Elle essaie d’attraper le temps, la Vieille. Mais elle sait que cette course est vaine.
Elle reçoit son café, avec deux
crèmes et deux sucres. « C’est le moment ! Et mon verre
d’eau ? » Le garçon virevolte comme un jongleur avec son plateau et
le verre tant réclamé. La Vieille maugrée un merci sans lui adresser un regard.
Ce dernier est en train de fusiller une mère de famille dont les enfants trop
bruyants la dérangent. Oui, la Veille est toujours de mauvais poil. Son regard bleu acier est froid et dur.
Intransigeant. Bien qu’elle ne le verbalise pas, un « De mon temps,
c’était autre chose… » se devine dans ses pupilles réprobatrices. Et son
index dressé comme une patte de tarentule effraie les garnements. La seule
tendresse dans cet instant : le rose perlé de ses ongles.
La Vieille a une odeur :
celle du musc blanc et de la vanille. Ce parfum bon marché qui ferait presque
croire que l’hiver de la vie est sucré s’il ne nous procurait des haut-le-cœur digne
d’un jour de grande houle. Chez elle, nuls doutes que cela sent le savon noir,
la javel et la naphtaline.
Elle est coquette aussi. Ses
cheveux blancs sont légèrement bleutés, crêpés et laqués. Une hirondelle n’y
ferait pas son nid. Lorsqu’une de ses connaissances vient la saluer, gare à
elle si elle frôle par inadvertance le casque capillaire. Il ne faut pas
décoiffer la Vieille. Jamais. Sa coiffure avant la chaleur humaine. Toujours. Son
maquillage tient plus de la peinture de guerre Sioux que de la mise en beauté.
Son rouge à lèvre carmin prend la poudre d’escampette dans les ridules
labiales, comme des filets de sang. A croire que la Vieille doit crier fort
pour se faire entendre. A s’en déchirer les lèvres. C’est que les vieux, on ne
les écoute plus. Ils radotent. Sont passéistes. Alors il faut hurler pour
montrer qu’ils sont bien présents.
Elle devait être belle la jeune
femme que la Vieille a tué en elle. Elle a dû faire des ravages. On devine un
visage aux traits fins naguère. Ses toilettes devaient être affriolantes.
Combien d’amants a-t-elle éconduit ? Ses jambes devaient être galbées dans
des bas de soie. Ceux avec cette jolie couture qui dessinait le mollet.
Aujourd’hui, bien qu’elle croie que sa jupe-juste-sous-le-genoux les cache, des
mi-bas apparents boudinent ses jambes variqueuses. Elle n’a jamais été mariée.
Elle l’a dit une fois en pestant devant un petit couple qui s’aimait un peu
trop en public. Elle n’a pas d’enfants non plus.
La Vieille est tout le temps
seule face à son café doubles crèmes. Et il ne faut pas la déranger, sous peine d’être renvoyé d’un revers de main.
La Veille n’aime pas la compagnie. Elle parle toute seule. A un avis sur tout.
Les étrangers : trop nombreux. Les voleurs : tous des étrangers. Le
chômage : à cause des étrangers. Oui, tout ce qui sort de son quartier lui
est étranger. La météo n’est pas en reste. Il fait trop froid. Trop chaud. Trop
sec.
Et surtout n’allez pas à son
secours lorsque d’un geste insécure elle se lève de sa chaise pour emprunter le
chemin du kiosque qui est en face, vous seriez gratifiés d’une série d’injures
venues d’un autre temps.
Cela fait deux semaines que la
Vieille n’est plus venue dans ce café du centre-ville. Son parfum s’est dilué.
Les sommeliers ne savent rien. La dame du kiosque ne la plus revue. C’est en
ouvrant le quotidien local que je découvre sa photo. La Vieille avait donc un
prénom, un nom, et un frère de cinq ans son cadet. La Solitude. La grande. La
vraie. Celle de Barbara. Celle qui fait des gueules de Carême et qui met des
cernes sous les yeux, l’a donc escortée jusqu’à sa dernière demeure.
C’était rassurant finalement de
la voir, tous les jours, la Vieille. Aussi rassurant que des napperons en
crochet amidonnés. Rassurant et angoissant.
Stéphanie Tschopp
Commentaires
Enregistrer un commentaire