SUPERCARD

Je ne sais pas son nom. Elle ne porte pas de plaquette sur sa chemise grise et bleue. Elle l’a oubliée sans doute. Je l’appellerai donc Josiane.

Josiane approche la soixantaine. Elle a une coupe de cheveux évolutive, souvent improbable et de longues boucles d’oreilles en toc pendent le long de son cou légèrement fripé. Elle devait être adepte de la laque à cheveux à paillettes dans sa jeunesse, j’en mettrais ma main à couper. Son maquillage est un peu trop chargé et met à l’honneur les couleurs élémentaires : le bleu, le rouge et le vert. Vous vous souvenez de cette chanteuse des années 80, Kimera ? Elle essaie un peu de lui ressembler, Josiane. Ses paupières sont recouvertes d’étranges dégradés multicolores. Et ses ongles… longs comme un jour sans pain. Je me demande comme elle faisait avant l’arrivée des codes-barres pour tapoter les prix sur sa caisse enregistreuse. Le vernis n’est pas toujours impeccable et bien souvent dans des couleurs assez vulgaires, avec des petits brillants sur l’annulaire. Mais voilà, à force de manipuler les commissions des autres, le vernis s’écaille. Les breloques à ses poignets  font concert avec les pois mange-tout et autres biscuits qui bipent sur le lecteur. Drôle de symphonie pour qui sait l’écouter.

Elle est toujours souriante Josiane. Ce qui n’est pas le cas de la majorité de ses clients qui n’ont, pour la plupart, même la politesse de lui adresser un simple bonjour. Non, ses clients, absurdité de la technologie moderne, ne prennent même pas la peine de raccrocher leurs téléphones portables ou de couper la musique qui envahit leurs oreilles à longueur de journée. Josiane parle dans le vide, bien souvent.

Alors, comme un robot, elle passe les articles sur le lecteur… bip, bip, bip. « Vous avez la Supercard ? 64 francs 50 , s’il-vous-plaît » Le client lui tend 100 francs sans même desserrer les lèvres. « 50 qui font 65, et 5 qui font 70 et 30 qui font 100. Bonne journée ! ». Le client part, laissant Josiane à ses milliers de codes-barres.

Il arrive cependant qu’un client passe par-là, lui sourit et lui dise bonjour. Même, il lui demande comment elle va et si son travail n’est pas trop pénible. Le visage de Josiane s’illumine. Elle aime son travail, elle rencontre plein de gens. Ça lui met du baume au cœur lorsqu’elle n’est pas invisible. Elle oublie soudainement les cris de ses épaules, de sa nuque, assaillis par des douleurs lancinantes propres aux travaux répétitifs. Un sourire se dessine sur le visage de Josiane. Il ne la quittera plus pour le reste de la journée. Qu’importe si les clients suivants ne la considèrent pas plus qu’un pot de fleurs dans une salle d’attente d’un dentiste. Une personne l’a vue aujourd’hui et ça fait son bonheur.

Le soir, quand elle quitte sa chaise à roulettes, le montant de sa caisse sous le bras, qu’elle laisse sa chemise grise et bleue dans le vestiaire du personnel pour enfiler son manteau blanc qui ressemble à un caniche mort, que son dos lui fait mal, que ses jambes sont toutes gonflées, et que ses mi-bas lui scient les mollets, elle repense à ce monsieur qui lui a souri. Ses pas deviennent alors plus légers et elle pousse la porte de son appartement un sourire aux lèvres, et lance un « Bonjour minou ! Maman est de retour ! ». Elle l’aime son matou, unique présence masculine dans l’univers kitsch de Josiane.

Demain, elle sera encore plus coquette. Elle mettra son pull en mohair rose. Il dépassera un peu de sa chemise grise et bleue, mettant en valeur cette féminité qu’elle ne souhaite pas perdre malgré l’uniforme. Et elle mettra une pince dans ses cheveux qu’elle relèvera en chignon, celle avec les perles et les brillants. En plus, elle a les boucles d’oreilles assorties. Elle sera pimpante pour la ribambelle d’abrutis qui ne la salueront pas, mais surtout pour celui ou celle qui saura voir, que derrière le lecteur de codes-barres, il y a une personne, Josiane, qui aime son travail et qui aime leur lancer un « Bonjour ! » plusieurs centaines de fois par jour.  Et qui chaque matin, se fait belle, pour eux. 

Elle se passe un peu de Baume du Tigre sur les épaules et sur la nuque. Elle prend un Stilnox. Elle va bien dormir, son matou tout serré contre elle.


Stéphanie Tschopp

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