WINTERREISE - BALLET PRELJOCAJ

Ça y est... je remonte enfin les escaliers vertigineux d’Equilibre. Depuis début mars que je ne les avais pas gravis... mon cœur bat, mes jambes tremblent un peu... tous les visages autour de moi sont masqués. J’ai le sentiment d’être dans Eyes Wide Shut de Kubrick et de me rendre à une étrange cérémonie occulte réservée aux seuls initiés. Il faut bien en sourire un peu, sinon cela serait trop triste. 

Mon masque de super héroïne et moi prenons place. Je n’ai pris qu’un seul super pouvoir avec moi ce soir: ma capacité d’émerveillement. 




J’ai rendez-vous avec Franz... Franz Schubert... Winterreise... Le cycle de lieder le plus sombre et le plus profond de Franz. Mon préféré. Je le connais par cœur. Il va jusqu’au bout de la solitude, jusqu’au silence de la tombe... tout semble immobile et figé. Même le cœur. Surtout le cœur. Les quelques rayons de bonheur qui transpercent la nuit surviennent à l’évocation de souvenirs lointains. Un tilleul. Une rencontre. Un amour. Tous fanés. La seule issue: la mort. Elle n’est pas perçue comme angoissante, mais presque comme une jouissance libératrice de la douleur. La fameuse petite mort? Une forme de lâcher-prise sur la vie. Ici et maintenant, pleinement dans son chagrin, se laisser mourir... le romantisme à l’état pur. 

 

En face, des corps sensuels semblent répondre, non aux mots, mais aux émotions, comme des miroirs de l’âme de l’amoureux éconduit. Des corps qui se roulent dans une neige noire, semblable aux cendres d'un amour calciné. Des créatures étranges sont suggérées - démons intérieurs du promeneur en errance - ou encore des corbeaux qui habillent de strass la lente descente de l'homme vers son ultime demeure.

 


Quelle plus belle association que les lieder et la danse? Construits sur le principe des chansons populaires, les lieder sont souvent cycliques. Les mélodies sont simples et restent dans l’oreille. La complexité se trouve dans l’accompagnement : un personnage à part entière. Nul besoin d’être un virtuose de la voix, tout réside dans l’interprétation. Tout est dans le corps. Le baryton Thomas Tatzl possède tous ces talents. Une voix ronde et envoûtante, dont la chaleur du timbre agit comme un baume sur nos écorchures. 



Les lieder et la danse sont faits pour être unis et pour sublimer les ressentis, les tourments, et quelques fois, lorsque les étoiles sont alignées, les réminiscences heureuses. Des émotions qui s’emballent. Un trop-plein qui éclate comme crachent les volcans. Des pas de deux qui existent furtivement et qui s'évaporent. Des bras qui n’enlaceront plus. Des bouches qui embrassent le vide. Des souffles qui se fracassent sur des cœurs fermés. Une pluie de larmes sombres pour rincer les corps du chagrin... Quelle beauté! Quelle grâce du désespoir!

 

L’hiver s’est un peu invité au printemps cette année, laissons l’automne nous faire frétiller comme les bourgeons impatients de revoir le soleil. Et quand le soleil est celui des projecteurs d'une scène de théâtre, quel soleil! C’est peut-être là que réside l’espoir. 



Chorégraphie:Angelin Preljocaj / Musique: Franz Schubert, Die Winterreise / Scénographie: Constance Guisset / Lumières: Éric Soyer / Costumes: Angelin Preljocaj / Réalisation Eleonora Peronetti / Baryton basse: Thomas Tatzl / Piano-forte James Vaughan 


Stéphanie Tschopp

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