JE SUIS DEVENUE MA VERITE - d'après Introspection de Peter Handke

 La salle est sombre. Tandis que nos yeux s'habituent petit à petit à l'obscurité, nos autres sens se développent. Une voiture circule dans nos oreilles, freine brutalement et c'est le choc. Noir. Nous venons d'assister à un accident de la route. Au sol, le corps d'une femme se dégage de la fumée et des phares. La mort d'Anna est imminente. Soudain, elle sort de son corps et contemple la scène. Elle sait. Elle sait ce qu'elle a fait, ce qu'elle n'a pas fait. Elle sait là où elle a manqué à ses devoirs, là où elle n'a pas répondu aux injonctions familiales, sociétales. Elle sait les erreurs qu'elle a commises, et les générosités dont elle a fait preuve. Elle sait quand elle mangé avec les doigts et quand elle a été indécente. Elle sait tout ça. Cela provoque en elle une grande confusion, un sentiment de culpabilité mêlé à une grande sensation de liberté. Flash-back sur la vie de cette femme quarantenaire jusqu'à la réconciliation avec celle qu'elle est véritablement.

crédit: Pierre-Yves Massot

Quelle audace! Sarah Eltschinger, pour sa première création institutionnelle, s'attaque à un texte complexe, dense, et qui peut, dans un premier temps, paraître un peu aride et décontenancer l'audience. Mais elle a su s'entourer. Tout d'abord par Prune Beuchat et Délia Krayenbühl qui incarnent Anna à différents âges de sa vie. Elles instaurent un dialogue entre Anna et elle-même. Elles s'engueulent, se coupent la parole, se sourient. Elles dansent ensemble. S'éloignent puis se retrouvent pour finalement se faire face avec empathie et douceur pour cette Anna qu'elles ont été. Un doux mélange de tendresse et de culpabilité que nous connaissons toutes et tous lorsque nous regardons dans le rétroviseur.  La complicité des deux comédiennes est très touchante et palpable. Elles sont dans leur cocon, dans l'âme d'Anna. Par moment, on se sent un tout petit peu exclu-e-s... Sur l'instant, je me suis sentie un peu frustrée, mais avec un peu de recul, j'y perçois une intention. La metteuse en scène nous demande d'être plus dans un état contemplatif que d'identification. Elle nous incite, peut-être, de cette manière à faire preuve de plus d'indulgence vis-à-vis de nous-mêmes et nos petites failles. Nous ne sommes pas Anna. Nous sommes nous et nous pouvons "tirer enseignement" de l'expérience qu'elle vit.

crédit: Pierre-Yves Massot

La scénographie ensuite, pour laquelle j'ai eu un coup de cœur phénoménal. Là, c'est probablement la cinéphile que je suis qui parle. Le plateau est nu. Au plafond, différents éléments de la vie d'Anna flottent. Vous voyez lorsque le verre se brise et qu'il est filmé au ralenti? Et bien, c'est ça: la vie d'Anna vole en éclats, comme le pare-brise de sa voiture. Voiture dont on devine l'existence, par l'évocation de ses deux phares avant, au fond, à cour. Cette évocation est un élément majeur de la scénographie. Anna y flotte in utero, puis y naît. Y a-t-il une personnification de la voiture, comme dans Christine de John Carpenter? Allez savoir... Les lumières sont lynchiennes... les gyrophares sont suggérés, et distillent une certaine gêne, similaire à celle que l'on peut ressentir lorsque l'on croise un accident sur la route. Cet "inconfort réconfortant" car nous ne sommes pas la personne au sol... Et cette bande son! Troublante et perturbante. Des sons étouffés. Anna manque d'air... 

Quelle belle première, même si un peu fébrile. Je ne vous cache pas que c'est exigeant et que cela demande beaucoup de concentration, mais l'expérience en vaut la peine. Sortir de sa zone de confort est toujours l'assurance de belles découvertes. Et JE SUIS DEVENUE MA VÉRITÉ en est une. 

A voir à Nuithonie jusqu'au dimanche 12 décembre. Toutes les infos, ici.


Stéphanie Tschopp


texte d'après Introspection de Peter Handke. Pièce publiée aux éditions de l'Arche, in Outrage au public et autres pièces parlées.

mise en scène Sarah Eltschinger

interprétation Prune Beuchat, Délia Krayenbühl

scénographie Vincent Loup

dramaturgie Antoine Girard

création lumière Céline Ribeiro

création, montage son Gautier Teuscher

création costume Ana Carina Romero Astorga

coaching vocal Mirabelle Gremaud

diffusion Compagnie I D A

administration Emilien Rossier, Maxine Devaud

coproduction Equilibre-Nuithonie – Fribourg



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