MÅNGATA - Cie Roz & Coz

 Quel titre énigmatique, MÅNGATA... répété plusieurs fois d'affilée, cela donne l'impression de réciter une formule magique, un abracadabra dont la signification nous échappe autant que le résultat qu'il suppose. En réalité, MÅNGATA signifie, en suédois, le reflet de la lune pleine sur l'eau. Oui, il existe un mot pour ce phénomène, tout comme il existe un mot en français pour décrire l'odeur de la pluie sur le bitume chaud de l'été... Il n'existe cependant pas de mot en français pour définir ce reflet de lune, juste une émotion, des sensations. Dans une Venise confinée, une femme, Elle, va se reconstruire et mettre bout à bout les mille morceaux de son identité éclatée. 

Qui n'a pas, ces dernières deux années, reconsidéré l'intégralité de son environnement? Son travail, ses amours, ses amitiés. Autant de thématiques individuelles qui ont demandé à être redéfinies, éclaircies, modifiées. Cet enfermement imposé nous a toutes et tous poussé-es dans nos retranchements, avec en ligne de mire, consciemment ou non, l'envie de coller au plus près de ce que nous sommes ou plutôt de ce que nous ne voulons plus être.

©David Brülhart

Dans cette Venise subitement désertée par la sensualité et l'érotisme, Elle va se rencontrer, faire connaissance avec elle-même, s'apprivoiser. Son discours est confus, teinté de culpabilité, embrouillé par toutes les contraintes sanitaires, l'hygiénisme ambiant. Sa sexualité, loin d'être épanouissante, est devenue hygiénique elle aussi, mais elle colle aux normes, à ce qu'on attend d'une femme dans la quarantaine, jupe et talons hauts, plaisir ânonné, orgasme en plastique. 

Ce reflet argenté sur l'eau, est-ce un poisson? Ce "Tu es belle" qui lui résonne dans les oreilles. Ces papillons qui investissent son ventre comme les poissons réinvestissent les canaux vénitiens. Ces rendez-vous clandestins, ce désir de proximité, cet oubli de la chair qui tout à coup se fait besoin impérieux. Ce chant envoûtant qui l'attire et la plonge dans son intimité la plus troublante. Ces langues qui ont tant de choses à exprimer lorsqu'elles se taisent. Il est beaucoup plus facile d'aimer que de se sentir digne d'être aimée. Elle va apprendre à s'aimer. 

C'est un texte magnifique, profond et non dénué d'humour que nous propose Joëlle Richard. Un texte fort et puissant, dont chaque mot nous atteint comme un uppercut, un coup de poing dans le ventre. Une mise en lumière sans concession des émotions qui peuvent être celles que nous éprouvons lorsque nous rencontrons la part intime de nous qui définit nos envies, nos désirs et nos besoins. Oui, il est question d'amours féminines, mais j'ai envie de dire que cela va bien plus loin que cela. En s'appuyant sur le réalisme magique comme médium pour exprimer la complexité et l'invisibilité de ces amours, Joëlle Richard dépeint l'inexorable difficulté à s'assumer pleinement dans l'expression de nos désirs profonds. 


Porté par Raïssa Mariotti, dont la voix chaude aux couleurs multiples nous enveloppe pendant presque deux heures, ce texte nous impose une réflexion sur notre identité. Quelle est-elle? Est-elle le reflet réaliste de nos envies profondes? Le chant et les mélodies de la sirène Mirabelle Gremaud aident,  avec tendresse, sensualité et une certaine causticité aussi à en redéfinir les contours, à en assumer les expressions. Cette féminité si présente, ses spécificités si particulières, ces attentes et projections que le collectif lui a imposées, s'émancipe pour crier, face au monde, sa véritable nature. C'est beau à pleurer. 

Les temps sont troublés, les liens se distendent, les chairs s'oublient, les caresses se perdent, les baisers ne sont plus que de vagues souvenirs, il est grand temps de se reconnecter à nos humanités fragiles, à coller au plus près de nos désirs et d'en assumer la nature profonde. Il est temps de dire oui à l'amour, quelle que soit la couleur qui le définit et de reprendre confiance en cette merveilleuse capacité que nous avons d'aimer et de susciter l'amour lorsque nous sommes pleinement nous-mêmes, sans masques.

A voir jusqu'au dimanche 16 janvier 2022 à Nuithonie. Toutes les infos, ici


Stéphanie Tschopp


conception, écriture, mise en scène Joëlle Richard
composition musicale Mirabelle Gremaud
interprétation Mirabelle Gremaud, Raïssa Mariotti, Joëlle Richard
création lumières Danielle Milovic
scénographie Anna Popek
création costumes Mireille Dessingy
régie et son Valentin Savio
maquillages Katrine Zingg
visuels David Brülhart
production Cie Roz & Coz
coproduction Equilibre-Nuithonie – Fribourg




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